Michel Krieger juin 2000

La place de l’artiste dans la ville

S’il pouvait exister un doute sur la pertinence de la question de la place de l’artiste dans la ville, les debats
qui entourent toute proposition d’intervention artistique a Strasbourg suffiraient a dissiper toute interrogation.
Deja beaucoup est dit.
La presence de l’artiste dans la ville se marque essentiellement, aux yeux du public, par la presence de
son oeuvre d’art, qui est la trace de son passage. Pour moi, la question de l’artiste dans la ville va bien
plus loin. Elle interroge sur le rapport qui nait de la presence d’un artiste, dans une ville, de l’interaction
qui s’opere par la seule presence d’un ferment de creativite dans un univers urbain plus ou moins rationalise.
Je crois, en prealable, necessaire d’evacuer un certain nombre de debats qui m’apparaissent faux.
Celui sur l’art officiel, d’abord. Il est bien evident que le secteur public est un interlocuteur privilegie de l’artiste,
par la creation de structures, de lieux, par la subvention, par la commande publique. Cette histoire est
ancienne, et commence avec l’apparition meme de l’artiste en tant que tel dans notre societe, c’est-a-dire
vers le XIIe siecle en Italie, ou pour la premiere fois depuis l’Antiquite une oeuvre d’art etait signee,
la distinguant d’un element decoratif d’un ensemble plus vaste, resultat collectif de l’intervention d’artisans
pratiquement anonymes.
Dans cette Italie ou apparait l’artiste, ou bientot naitra cette revolution esthetique et intellectuelle qu’est
la Renaissance, le mecenat est la regle et l’artiste dialogue avec le prince, qu’il soit feodal ou ecclesiastique.

Cela, bien sur, pose la question du choix qu’effectue le politique, quel qu’il soit et quels que soient
d’ailleurs les conseils dont il s’entoure, qui ne sauraient le premunir contre l’erreur dont l’appreciation
releve, elle, de l’histoire de l’art. En France aujourd’hui, ce rapport entre l’artiste et le politique est bel et
bien celui du mecenat, du choix au risque d’erreurs. A une periode de quasi-indifference a succede une
sorte de frenesie ou le politique a vu dans la defense et la promotion de l’art contemporain la facette
necessaire a la constitution d’une image valorisante.

Dans les vingt dernieres annees, centres de creation, musees d’art contemporain, lieux, sites,espaces,
ont prolifere au point de se gener l’un l’autre, sans que pour autant le fosse qui separe l’esthetique
ambiante et l’art contemporain ne semble se combler.
La encore, l’histoire nous sera utile. Les biographies des grands artistes du passe temoignent assez que
l’art contemporain n’a jamais veritablement ni surtout immediatement ete adopte par la societe dans laquelle
il intervenait. A l’inverse, si notre art contemporain peut apparaitre comme exterieur a la societe, force est de
convenir qu’il ne l’est pas bien longtemps. Les musiques de nos boites de nuit, de nos raves et de nos
parades, decoulent tres directement des recherches de l’entre deux guerres. Le vetement, les melanges
de couleurs aujourd’hui admis, eussent ete impensables il y a trente ans et la publicite si presente dans notre
environnement visuel et acoustique s’inspire des productions de l’art contemporain les plus recentes.

Ainsi, l’art contemporain est present dans la ville. Cela ne resout en rien la question sur la place de
l’artiste dans la ville qui, elle, est infiniment plus complexe. Elle est a notre epoque cruciale, aussi.
L’emergence de la societe de l’information doit s’accompagner du renforcement d’une industrie du contenu.
Dans ce cas-la, la creativite souvent negligee devient un produit a tres haute valeur ajoutee. Le glissement
progressif qui s’opere entre la Silicon Valley et les centres intellectuels que sont San Francisco et New York
montre assez que, dans l’avenir, ce n’est pas l’informatique pure qui prevaudra mais bel et bien les
contenus que ces techniques vehiculent, amplifient et transforment. Dans ce contexte, l’innovation
intellectuelle est un atout pour une Europe qui dispose d’un capital culturel considerable et d’une
place dans le monde des arts et de l’intelligence sans commune mesure avec son poids demographique
ou economique.
Les centres urbains, qui sont aujourd’hui l’Europe tant le basculement est massif, doivent donc aujourd’hui
envisager totalement differemment la place de l’artiste.
Les vingt dernieres annees ont ete marquees par l’etouffement de la vie intellectuelle et artistique urbaine
au benefice d’un conformisme etrique cense etre le cadre necessaire de l’expansion economique classique.
Parallelement l’art, et l’art contemporain, encense, venere, subventionne, etait par cela meme retire de
la ville et de la vie, sterilise dans des lieux ad hoc,lyophilise dans des musees, et les discours etaient d’autant
plus elogieux qu’ils tendaient a l’oraison funebre.
Cet art retire, confisque par les classes dirigeantes, transforme c’est-a-dire petrifie en culture d’une facon
presque immediate, n’avait pas sa place en tant que flux, en tant que fluide vital,dans la ville.
L’artiste non plus. Il etait une etiquette au musee, un personnage medaille comme un boeuf de concours,
un etre dont la dangerosite propre devait etre contenu dans une camisole de lumiere.
Aujourd’hui, la ville a besoin de l’artiste, besoin de son regard, de son odeur, de sa vie. Non comme
suppletif des carences sociales, mais comme ferment de richesse.
L’artiste, s’il est citoyen, ne l’est pas plus qu’un autre et le politique ne peut demander a l’artiste,
qualifie d’engage comme on le dirait d’un parachutiste, de prendre la mauvaise part des responsabilites.
Si nous voulons concevoir ce que peut etre la ville de demain, et la place que l’artiste doit y occuper,
alors il faut revenir a une clarification du role du politique qui permettra ensuite a chaque acteur de jouer
le role qui est le sien.
L’artiste dans la ville est bien sur porte-parole, avant-garde citoyenne et subjectivite decalee.
Mais il ne peut l’etre vraiment et utilement que pour autant que la ville lui en laisse le champ.
Nos villes ont besoin, doivent donner une place au desordre, a la difference, a la fermentation.
Elles doivent accepter la secretion des marges, des franges, des fissures. Elles doivent souhaiter la critique,
la provocation parce que c’est le moteur de leur intelligence collective,parce que c’est le ferment de notre
creativite et la condition, aujourd’hui, de la prosperite. La ville doit pouvoir dire et temoigner dans ses arteres
de ce qu’est notre societe en devenir.
L’artiste peut, dans la ville, temoigner de la mondialisation non pas comme etant un slogan justifiant toutes
les contraintes et les oppressions mais comme une chance d’ouverture, de curiosite, de decouverte, de beaute.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, et c’est en cela que patrimoine, culture et art partagent le meme destin :
notre societe, en la sanctifiant, a confisque la beaute, nous l’avons retiree de la vie de la ville pour
l’enchasser dans les lieux de pouvoir, et cette beaute construite, batie et financee par les citoyens,
il est temps aujourd’hui de la leur restituer. C’est cela, pour moi, qui caracterisera le role de l’artiste
dans la ville. Que chacun d’eux participe a la fermentation, a l’echange, a l’ouverture, que chacun d’eux
fasse qu’autour de lui, par son action, les citoyens se reapproprient la creativite qu’on leur a confisquee.
Qu’elle s’exprime dans leur jardin, dans leur maison, dans leurs vetements, dans leur facon de bouger et
d’etre, qu’elle s’exprime dans leur participation au projet de ville qui les interesse, qu’elle soit une revendication
massive de voir la beaute revenir dans la ville.

Pour cela il faut que la ville soit desirante de beaute. Cela sous-entend que les possibilites de commande
publique soient largement exploitees. C’est ce que nous avons fait pour le tramway de Strasbourg ou
plasticiens, musiciens, ecrivains ont ete convies a jalonner les parcours du tramway d’autant de portes
ouvertes sur l’imaginaire. Ce ne sont la que des jalons, qui doivent liberer la creativite, susciter chez les
habitants du reve et du desir de beaute. Cela sous-entend que la ville, dans ses projets d’urbanisme,
dans ses constructions monumentales, se preoccupe de l’ensemble du paysage urbain, de la sollicitation
que le nouvel objet, le nouveau paysage va creer, engendrant autant de creativite chez les habitants
qu’il en a recu de son createur.
Il faut qu’elle sache l’accueillir, qu’elle sache reunir les conditions qui permettront cet echange fructueux
entre cette accumulation de la creativite manifeste qu’est le patrimoine, le paysage de la ville tel que les
siecles l’ont faconne, qui influera l’artiste qui, a son tour, creera, influencant la ville, y deversant le miel d’un
imaginaire nouveau. La nous avons un vaste retard a rattraper.
Enfin il faut a l’artiste un air du temps, une masse urbaine critique, une ambiance de ville qui suscite
suffisamment de pulsation, d’excitation intellectuelle et artistique. Il y entre des parcs et des paysages,
des passages et des labyrinthes, des detours et des rayons de lumiere, il y entre un son de ville,
un bruit de ville. L’artiste peut lui apporter son exigence dans le debat public, son regard lucide et sa
tendresse. Alors la ville tout entiere produira de nouvelles images et de nouveaux sons, un mouvement
plus juste, une sociabilite plus sensible, ce rien de fete et d’humanite.
M.Krieger juin 2000